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  • L’alcoolisme

Décidément, ma conscience s’obstine à me mettre dans l’embarras ; la voilà maintenant qui me reproche d’avoir éludé le problème de l’alcoolisme ! C’est vrai, elle a raison, j’aurais préféré me taire. Je savais que je ne pourrai l’éviter parce qu’il a existé et que, malheureusement, il existe encore. Avant d’entrer dans les détails, je précise que j’ai déjà approché le sujet dans les chapitres “Dossier Vergnes” et “La Coopé”. sans y revenir, je rappellerai tout de même cette longue période de restriction de 1940 à 1946 où la défonce par l’alcool était réservée aux clients de luxe du marché noir. Qui ne pouvait payer était donc contraint à la sobriété, c’est le seul bienfait de cette période noire. Dès le retour, progressif, de l’abondance, la consommation ne devait pas tarder à devenir surconsommation.

L’Administration admettait, dans la tournée du soir, un quart de vin à boire avec le casse-croûte. Une pause de vingt minutes était prévue. Les gros-malins étaient munis d’un quart réglementaire posé en évidence sur la table… et dessous un supplément clandestin illimité ! et ils en étaient fiers !! ils avaient la certitude de faire une action d’une exceptionnelle subtilité, alors qu’en réalité, tout le monde était au courant.

Puis, toujours progressivement, le repos casse-croûte arrosé fut également pris dans la tournée de l’après-midi, alors qu’aucune disposition du règlement ne le prévoyait. Puis même dans la tournée du matin (là, c’était plutôt le “petit noir arrosé”) et ainsi de suite. Naturellement, les anniversaires, les fêtes, les occasions (et sans occasion) donnaient lieu à des tournées journalières.

Je n’ai jamais fait le compte exact, mais j’estime que, sur une brigade de cinquante têtes, gradés compris, nous ne devions pas être plus de cinq ou six à ne pas participer à ces ripailles. Naturellement, faux-frères, parias infréquentables pour cette bonne compagnie. et lorsque notre chef, l’iPA Quennec, brave homme non alcoolique, se mit de la partie, ce fut le bouquet. Nous avions d’ailleurs à l’époque un directeur général qui menait la danse. il était de notoriété publique que son chauffeur le reconduisait chaque soir à son domicile où il s’écroulait sur son lit. Jusqu’au jour où la direction changea.

Ce fut le renversement de la vapeur. Le nouveau directeur avait dû être choisi. il fit une véritable “chasse aux sorcières” et les sanctions tombèrent, les internements à l’hospice de “Ville evrard” prirent tous les lits de l’établissement. Du cul au couvercle, comme d’habitude. Les abus changèrent de camp, j’y reviendrai. signalons quelques cas à Boulogne.

Garnier : Après l’arrestation de Godelle, j’héritai comme compagnon d’un colosse. Ancien livreur glacier, il avait quitté le métier lorsque l’arrivée des réfrigérateurs commençait à concurrencer sérieusement le commerce des livraisons à domicile des pains de glace. il me faisait une confiance absolue et j’aurais pu lui demander n’importe quoi, pourvu que je lui rédige ses rapports. sauf lorsqu’il avait bu un coup… et c’était journellement. Considérant sa force et son poids, j’avais intérêt à surveiller ses consommations. Mais il m’était très utile en cas d’arrestation.


Coupel : Celui-là venait de passer son permis de conduire (à une époque où très peu d’entre-nous l’avait). il conduisait les premières voitures du commissariat. Il était toujours des fêtes au bureau du chef de brigade jusqu’au jour où il arrêta sa voiture dans la vitrine du Prisunic. on ne connaissait pas, à l’époque, la procédure d’ivresse au volant. il était devenu le champion du système “D”. il n’avait pas son pareil pour dégoter une “boutanche”. Les jours de manif, lorsqu’il était nécesssaire de constituer une réserve, soit dans les cars, soit dans les salles de mairie, il assurait le ravitaillement avec une ardeur bacchanale. Même le dimanche, lorsque tous les commerces étaient fermés, il faisait le tour des loges de concierges du quartier et rapportait triomphalement ce que personne d’autre que lui n’aurait pu trouver. il s’était fait une réputation de dénicheur de pinard dont il était très fier et quelle que soit la piquette dénichée “Gévéor ou Nicolas”, il la goûtait toujours avec le cérémonial du sommelier du Grand Hôtel : “Ah ! il est bon !”.

Brigade “N” Boulogne, année 47-50. Le brigadier Pouillet, nouvellement promu iPA (lieutenant) à la brigade de nuit prépare une petite fête pour son entrée en fonction, histoire de faire connaissance avec ses futurs collaborateurs et peut-être dans l’espoir de leur montrer qu’il sera un bon chef de famille. Toute la nuit, on festoie. espérons qu’aucun accident ou délit n’aient été commis au cours de cette tournée !

Mais le lendemain matin : énorme scandale. Le commissariat avait été pratiquement mis à sac. Les émeutiers de mai 68, quelques vingt ans plus tard, n’auraient pu faire mieux : les dossiers éparpillés partout, vomissures et même déféquations jusque dans le bureau du patron ! Pouillet, à peine nommé iPA redevenait brigadier et encore, on lui avait fait un cadeau !

Ces trois cas ne constituent malheureusement pas une liste exhaustive. Je n’étais qu’un petit stagiaire et ne pouvais tout connaître. et ça ne concernait que le commissariat du Boulogne, je rappelle qu’il y en avait quarante-cinq à la PP.

La leçon était bonne, dès lors que j’aurais pris du galon, je me promettais de participer, à mon échelon, à la chasse aux poivrots entreprise par le nouveau directeur.

A sceaux, le problème existait, mais je n’ai pas eu à intervenir personnellement. Le temps des restrictions se terminait et les alcooliques commençaient à s’accommoder de leur dépendance. Leur organisme avait appris à vivre avec. Les conséquences extrêmes étaient en régression.

Au septième, j’étais le responsable d’un effectif considérable pour un élève-officier, je l’ai déjà dit. Je succédais à un ancien qui avait eu des difficultés à prendre ses responsabilités. on l’a vu pour Vergnes où il m’avait laissé un problème délicat à
régler. Heureusement pour moi, j’héritais d’un collège de brigadiers de qualité qui attendaient de leur nouveau chef une action déterminante contre les alcooliques de la brigade. J’ai déjà évoqué le sort de mon brigadier soprano du Caillou éveillant tout le quartier en aboyant le tube de Marcel Amont.

Il y avait un autre cas à régler. Un gardien, en position d’arrêt de maladie à mon arrivée, devait bientôt reprendre son service après une cure de désintoxication à Ville-evrard, et ses gradés craignaient son retour, car l’homme était dangereux. son épouse était concierge sur le septième. J’avais consulté son dossier, prolifique en rapports et notes divers, tous consacrés à ses performances éthyliques. Je ne comprenais pas pourquoi on avait laissé une arme à un tel individu. Je l’attendais. Ce fut plus rapide que je ne l’aurais pensé. Dès sa première prise de service, il me fournit innocemment l’occasion d’agir.

A l’appel de 23 h 30, il avait pris la précaution de se placer au dernier rang. Je remarquai tout de suite qu’il n’avait pas de cravate. sans les mises en garde de mes gradés, ce détail m’aurait sûrement échappé, tant il y avait de monde à l’appel. en m’approchant de lui, je constate que, s’il a bien une vareuse de gardien de la paix, il est en pantalon de pyjama ! Je le convoque à mon bureau et lui pose la question. ses réponses sont si vaseuses et son équilibre si instable que le doute n’est pas permis. Je le désarme sans difficulté.

Nous étions en pleine période de chasse aux poivrots. Les rapports disciplinaires à ce sujet n’allaient plus au panier. La nouvelle direction avait décidé une épuration radicale et définitive. A cet effet, puisque le matériel de prise de sang n’était pas encore tout à fait au point, on l’a vu plus haut, un appareil réputé très performant était installé à l’etat-Major, à l’usage du personnel. il ne doit plus exister aujourd’hui, les alcootests standards sont utilisés pour toute affaire où l’alcool est en cause.

Le “Brethalyser”, vite surnommé le “brutaliseur”, devait déterminer à coup sûr le degré d’alcool et ajouter une preuve à charge, ou à décharge, aux termes du rapport du gradé demandeur.

J’envoie donc mon lascar au brutaliseur. Je fais évidemment suivre un rapport explicatif.

on ne l’a jamais revu.

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